JEAN NEYENS:
Marcel Duchamp, puis-je vous demander de quelle réflexion peut-être
sur l'art d'alors ou sur le monde d'alors procédaient vos premières
œuvres?
MARCEL DUCHAMP:
C'est trés compliqué et complexe parce que, à cinquante ans ou quarante
ans de distance, on a un mal de chien à se rappeler comment, dans quelles
conditions toutes ces choses-là se sont faites, et surtout que, au moment
où elles ont été élaborées, ces choses sont venues pêle-mêle, sans ordre.
Il n'y avait pas une sorte de schéma qui dirigeait toute l'organisation
et, je vous dis, c'est une chose aprés l'autre qui arrivait sans savoir
elle-même qu'elle s'apparentait à une chose précédente ou à une chose
future. Et pour nous, quarante ans après, ça fait un tout assez homogène,
mais c'est difficile d'expliquer comment c'est venu.
J.N.:
Mais si même vous ne nous livrez que la signification que vous attribuez
aujourd'hui à votre démarche d'alors, ça n'en est pas plus faux.
MARCEL DUCHAMP:
Oui, évidemment, il y a une différence énorme, n'est-ce pas... c'est
que... Ia différence énorme est d'ordre... je ne sais pas, pécuniaire,
si vous voulez... Quand nous avons fait tout ça dans le groupe des Dada
il n'y avait surtout aucune recherche d'en profiter.
Alors ça fait vraiment
une différence énorme, parce qu'il n'y avait pas de marchand. Nous n'avons
jamais montré nos choses à ce moment-là. Nous ne Ies gardions même pas.
Personne ne les connaissait. Personne que nous-mêmes, et même entre
nous on en parlait sans y attacher d'importance puisque c'était vraiment
en réaction antisociété, n'est-ce pas. Alors, il n'y avait aucune raison
que ça prenne une forme quelconque. Et nous ne pensions pas que ça la
prendrait jamais.
J.N.:
Est-ce que cette réaction contre la société en 1910 était déjà tellement
vive? Qu'est-ce qui la motivait?
MARCEL DUCHAMP:
Oui, en 1910, c'était moins... déjà... Non... en 1910, c'était déjà
l'art abstrait avec Kandinsky, Kupka, Picabia et... Mondrian, qui, eux,
ne faisaient que continuer une tradition commencée par Courbet, si vous
voulez. Mais ie réalisme de Courbet ensuite s'est transformé en impressionnisme,
énsuite en fauvisme, ensuite en cubisme et enfin la dernière formule
était l'abstraction, surtout chez Kandinsky et Kupka et Mondrian.
Alors il a fallu
attendre la guerre pour arriver à Dada, n'est-ce pas, au dadaïsme, qui
était justement plus qu'une réaction d'ordre pictural ou d'ordre artistique,
même: c'était une réaction antisociété comme je vous le disais... même
pas politique dans le sens politique, ce n'était pas du tout un communisme
ou une chose comme ça, c'était une réaction intellectuelle, une réaction
cérébrale, presque.
J.N.:
Vos ready-made datent-ils d'aprés-guerre, ou d'avant-guerre?
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Figure
1
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Marcel
Duchamp,
Bottle Dryer, 1914
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Figure
2
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Marcel
Duchamp,
Pharmacy, 1914
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MARCEL DUCHAMP:
C'est-à-dire que j'en ai fait un... j'en avais fait un en 1913, par
conséquent c'était avant la guerre. Je ne l'appelai pas ready-made à
ce moment-là parce que je ne savais pas que c'était un ready-made. Je
n'avais fait... j'avais fait simplement une roue qui tourne, une roue
de bicyclette qui tourne sur un tabouret, pour le plaisir de la voir
tourner. Sans autre idée que de la voir tourner dans mon atelier comme
j'aurais eu ce feu-là qui brûle, n'est-ce pas. C'est une chose qui—par
le mouvement— m'était... distrayante comprenez-vous, un accompagnement
de la vie, mais pas du tout une œuvre d'art dans le sens... ou même
une œuvre d'antiart d'aucune sorte. Ensuite j'ai fait le Bottlerack.(Fig.
1)
J.N.:
Le Séchoir à bouteilles.
MARCEL DUCHAMP:
Le séchoir à bouteilles, qui, lui, n'était pas... qui ne bougeait pas.
Donc il y avait du mouvement et du pas-mouvement. Et cependant il y
a eu une relation entre les deux choses. Il y a eu aussi d'autres choses
encore plus intéressantes à mon avis, c'était de prendre une chose toute
faite d'un modèle, c'est-à-dire pour la Pharmacie, (Fig.
2)
n'est-ce
pas, c'etait un petit paysage de neige fait par je ne sais qui, que
j'avais acheté chez un marchand, auquel j'avais ajouté simplement deux
points—un rouge et un vert—qui indiquaient les bocaux de pharmacie qu'on
voit. Tout ça faisait un paysage de vue dans la neige, n'est-ce pas,
en ajoutant ces deux choses qui pourraient et... auraient pu être des
lumières de chaumière, étaient en réalité... avaient été transformées
en pharmacie, n est-ce pas...
Ensuite à New York
en 1915 j'avais fait une pelle à neige qui ne m'intéressait pas du tout
spécialement et alors l'intéressant, dans tout ça, ce n'était pas tellement
la réaction en soi, mais il y avait aussi l'idée de trouver quelque
chose dans ces objets, qui ne soit pas attrayant au
point de vue esthétique. La délectation esthétique était exclue. Ça
n'était pas comparable à ce qu'on appelle I'«objet trouvé», par exemple.
L'objet trouvé est une chose, c'est une forme, soit un bois à trouver
sur la gréve ou des choses comme ça, qui ne m'intéressent pas, parce
que c'était du domaine encore esthétique, c'est-à-dire... une belle
forme, etc. Ça avait été déjà supprimé complètement de mes recherches.
J.N.:
Vous ne cherchiez pas à faire rêver en affichant ces formes nouvelles,
non ?
MARCEL DUCHAMP:
Au contraire, la chose intéressante pour moi était de l'extraire de
son domaine pratique ou utilitaire et l'amener dans un domaine complètement...
vide, si vous voulez, vide, de tout, vide de tout à un point tel que
j'ai parlé d'anesthésie complète pour le faire, comprenez-vous, c'est-à-dire
qu'il fallait... ce n'était pas si facile à choisir, quelque chose qui
ne vous plaise pas et qui, vous, ne vous plaise pas, comprenez-vous
ce que je veux dire par là... non seulement qui ne doit pas vous plaire
esthétiquement, mais qui ne devait pas non plus vous déplaire esthétiquement,
c'est-à-dire le contraire: le mauvais goût au lieu du bon, ce qui est
la même chose, n'est-ce pas. Il n'y a aucune différence entre le bon
et le mauvais goût... deux choses aussi peu intéressantes pour moi que—I'un
que l'autre, I'une que l'autre.
J.N.:
Donc votre entreprise était purement négative à l'époque. Il n'y avait
pas du tout, par exemple... I'ambition... d'apprendre à l'œil à admirer
ou à...
MARCEL DUCHAMP:
... I'œil...
J.N.:
... ou à s'adapter, disons, à des formes nouvelles dans un esprit un
peu fonctionnaliste.
MARCEL DUCHAMP:
Non, aucunement, aucunement, aucunement. Et c'est pour ça que tous ces
ready-made, en somme, sont assez différents l'un de l'autre...tellement
différents qu'il n'y a pas, si vous voulez... un air de famille entre
eux... Il n'y a aucun air de famille entre cette Pharmacie dont
je vous parle et le Séchoir à bouteilles ou la Roue de bicyclette
qui tourne! Évidemment on a dit «objets manufacturés». Mais ce n'est
pas toujours des objets manufacturés. J'ai même fait une fois pour m'amuser
une... Dans un restaurant, je dînais avec des amis à New York, il y
avait un grand tableau d'une décoration, qui décorait ce restaurant
et qui était complètement ridicule, comme peinture et à tous les points
de vue, et je me suis levé, puis j'ai été le signer, comprenez-vous.
C'est donc... il y a là encore là... ce ready-made n'était pas manufacturé,
il était fait à la main quand même par un autre peintre!... Et même,
dans un de mes tableaux, j'avais mis une main qui indique, vous savez,
la direction, qu'on emploie dans les établissements publics. J'avais
mis cette main, mais que je n'avais pas peinte moi-même. Je l'avais
fait peindre par un peintre d'enseignes.
J.N.:
Pourtant, dans le fait d'appeler... une pissotière en faïence...
MARCEL DUCHAMP:
... oui oui oui...
J.N.:
une fontaine...
MARCEL DUCHAMP:
... oui oui...
J.N.:
... c'était quand même...
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Figure
3
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Marcel
Duchamp,
Fountain, 1917
(Photograph by Alfred Stieglitz)
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Figure
4
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Marcel
Duchamp, In Advance of a Broken Arm, 1915
(Studio photograph)
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MARCEL DUCHAMP:
... un urinoir, que j'ai appelé Fontaine (Fig.
3) pour
le dégager de sa destination utilitaire! L'idée de fontaine...
J.N.:
... oui...
MARCEL DUCHAMP:
... était complètement ironique, puisqu'il n'y avait même pas de fontaine,
mais enfin ce support, et puis alors le titre n'était pas absolument
nécessaire, quoique j'ajoutais souvent une phrase... par exemple dans
le Séchoir à bouteilles j'avais acheté... ajouté une phrase que
je ne me rappelle pas parce que le Séchoir à bouteilles est perdu,
a été perdu en 1916, quelque chose comme ça—dans un déménagement—et
j'avais écrit une phrase dessus et je ne me la rappelle absolument pas
et rien, même aucun mot que je puisse me rappeler.
Mais dans la Pelle
à neige j'avais écrit: «En avance du bras cassé», (Fig.
4)
tâchant de trouver
aussi une phrase qui ne veuille rien dire. Parce que même si ça peut
vouloir dire quelque chose... l'avance du bras, «En avance du bras cassé»
a un sens vraiment inutile, comprenez-vous, et sans grand intérêt!
J.N.:
Il n'y avait pas du tout d'intention de farce?
MARCEL DUCHAMP:
Non plus, non plus! Non, la farce était une gra... pour moi, c'était
moi qui... d'autant plus il n'y avait pas de farce puisque personne
ne s'en occupait! Il n'y avait pas de public, il n'y avait pas... ce
n'était pas présenté au public. Il n'y avait pas du tout de participation
du public ou acceptation du public ou même prendre le public à témoin
et lui demander ce qu'il en pensait, comprenez-vous... c'est différent
dehors tout de même, je vous dis, l'ensemble de toutes ces choses-là
était dans un climat où le public n'était pas convié! Il n'y avait pas
de public—le public n'était pas convié, n'était pas nécessaire... du
tout!
J.N.:
Vous n'êtes pas du tout peintre professionnel?
MARCEL DUCHAMP:
C'est ce que j'ai voulu éviter toujours, d'être professionnel dans le
sens d'être obligé de vivre de sa peinture, ce qui la rend un petit
peu quand même... sujette à caution puisque c'est fait... et surtout
vous savez ce que c'est que les marchands de tableaux quand ils vous
disent «Ah! si vous me faisiez dix paysages dans ce style-là, j'en vendrais
autant que vous voudrez». Alors—comme ce n'était pas du tout mon intérêt
ou mon amusement, je ne le faisais pas. Je ne faisais rien. Alors c'est
pour ça, je suis allé à une conférence. Une table ronde qu'on avait
faite à Philadelphie, on m'avait demandé «Où allons-nous?». Moi j'ai
simplement dit: «Le grand bonhomme de demain se cachera. Ira sous terre.»
En anglais c'est mieux qu'en français—«Will go underground». Il faudra
qu'il meure avant d'être connu. Moi, c'est mon avis, s'il y a un bonhomme
important d'ici un siècle ou deux—eh bien! il se sera caché toute sa
vie pour échapper à l'emprise du marché... complètement mercantile (rire)
si j'ose dire.
Figs.
1-4
©2002 Succession Marcel Duchamp, ARS, N.Y./ADAGP, Paris.
All rights reserved.
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