“Je crois beaucoup à l’érotisme (…) Cela remplace, si vous voulez, ce que d’autres écoles de littérature appelaient Symbolisme, Romantisme…”
Marcel Duchamp
Quelques mois avant sa mort, Duchamp élaborait une série de neuf gravures consacrées au thème des Amoureux(Figs. 1, 2) Ces neuf gravures avaient comme caractéristique commune, outre un contenu érotique, de marquer un retour à un art “figuratif”, d’être reliées, au moins par l’un d’entre elles, Le Bec Auer, directement à Étant donnés, d’être enfin, à l’exception peut-être d’une ou deux, des copies d’après des maîtres anciens.
click on images to enlarge
Figure 1
Marcel Duchamp
Morceaux choisis d’après Courbet, 1968.
Figure 2
Marcel Duchamp
Morceaux choisis d’après Ingres I, 1968.
Les modèles choisis, Cranach, Ingres, Courbet, Rodin sont manifestement des artistes chez qui la femme et l’érotisme ont, comme chez Duchamp, joué un rôle essentiel, sinon déterminant. Érotisme singulier, entêtant, cérébral, parfois obsessionnel. Pour prendre le seul exemple de Rodin, on peut dire que nombre de ses sculptures – et particulièrement Iris, messagère des dieux – sont des sculptures élaborées autour d’un sexe féminin, sont des sculptures d’un sexe féminin, au même titre, exactement, que Étant Donnés, dans son jeu perspectiviste et dans son éclairage, s’organise tout entier autour du sexe d’une femme allongée. Bien mieux, à compulser certains dessins de Rodin, on ne pourra manquer d’être frappé par leur étroite ressemblance avec le dessin préparatoire au nu d’Étant donnés. On citera, par exemple, tiré des illustrations pour Bilitis de Pierre Louÿs, le dessin MR 5714, ou, plus précisement encore, des illustrations pour Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau, le dessin MR 4967(Fig. 3). Des mêmes illustrations, citons encore le dessin portant ces titres divers: “Buisson ardent,” “Flamme,” “Feu follet” (MR 4034)…
Plus curieux, le cas de Courbet. La gravure est un “Morceaux choisis” d’après La Femme aux bas blancs de la fondation Barnes (Merion). Duchamp, jouant sur les mots, y rajoute un faucon (1)pour tromper le voyeur frustré que nous sommes, à l’instard’Apollinaire s’addressant à Lou absente:
Il me faudrait un petit noc
Car j’ai faim d’amour comme un ogre
Et je ne trouve qu’un faucon. (2)
Aussi bien Arturo Schwartz est-il justifié à mettre cette gravure en relation étroite avec la posture plus provocante du nu d’Étant donnés. Pour notre part, guidé par cette indication, nous n’avons pas hésité à voir dans Étant Donnés un “collage” de deux citations tirées de deux œuvres de Courbet (Fig. 4) – au même titre que la gravure Morceaux choisis d’après Ingres, n° 1, est un collage de deux citations tirées de deux toiles d’Ingres. D’une part, la posture du bras gauche levé n’est pas sans rappeler celle de La Femme au perroquet (Fig. 5), que Duchamp ne peut manquer d’avoir vue à New York, au Metropolitan Museum, d’autre part et surtout, l’attitude générale du corps, l’ouverture des cuisses, la façon dont elles sont sectionées, de même qu’est sectionées la tête, – de sorte que ce que nous sommes conviés à voir c’est, comme dans les graffiti pornographiques des lieux publics, des symboles sexuels, un sexe et des seins, d’autant plus provocants qu’ils demeurent anonymes -, rappellent très précisément du tableau de Courbet intitulé L’Origine du monde (Fig. 6).
- Figure 4
- Figure 5
- Figure 6
- Marcel Duchamp
Morceaux choisis d’après Ingres II, 1968. - Gustave Courbet
La Femme au perroquet, 1866. - Gustave Courbet
L’Origine du monde, 1866.
On pourra se demander pourquoi Duchamp, au terme de sa vie, a ainsi éprouvé le besoin de rendre hommage, fût-ce ironiquement – et il se peut ici que le fétichisme de Courbet pour les plumes, poils, chevelures et toisons ait été tourné en dérision par Duchamp, à la fois, par cette perruque qu’il a voulu “d’un blond sale” (3) et par ce sexe glabre – à un peintre qui fut par excellence le
peintre du “rétinien” et qui, ne brillant pas, dit-on, par son intelligence, pouvait assez bien entrer dans la catégorie de ces peintres parangons de la stupidité que Duchamp avait fuis.
On se souviendra des diverses définitions que Courbet a données du réalisme en art, du genre “Ce que mes yeux voient”. Particulièrement on rappellera cette déclaration limitant la peinture au seul domaine des choses visibles: “Un objet abstrait, invisible, n’est pas du domaine de la peinture” (lettre de 1861). Or, ce que Duchamp, dès sa jeunesse, s’était proposé, c’était bien de tourner le dos à un tel naturalisme, pour se diriger vers ce qu’il a appelé, à un moment, un “méta-réalisme.(4)”
Le Grand Verre sera, pendant une douzaine d’années, la tentative d’atteindre à ce “méta-réalisme,” de représenter cet “objet abstrait, invisible” qu’est l’apparition, dans un univers tridimensionnel, d’une jeune femme nue appartenant à l’étendue quadridimensionnelle…
Étant Donnés, avec la pesanteur d’un intitulé d’un problème de géométrie, semble ironiquement nous ramener sur le sol ferme des réalités visibles.
Il dresse devant l’œil – ou plutôt devant les deux yeux, enfin – dans la profondeur d’un espace tridimensionnel ce que le réalisme selon Courbet se contentait d’offrir sur la surface bidimensionnelle d’une toile. Réalisme poussé à la limite? Réalisme poussé à l’absurde? Et l’environnement de Philadelphie annoncerait, là encore, comme d’autres aspects de l’œuvre annoncent le Pop Art ou l’Art conceptuel, la sculpture hyperréaliste d’un de Andrea ou d’un Duane Hanson? Il s’agit de tout autre chose. Car ces choses visibles, ressortissant à la catégorie courbetienne de “Ce que mes yeux voient,” sont affectées d’un surcroît de visibilité. La lumière est un soupçon trop intense, la chair un soupçon trop grenue.(5)Et ce soupçon fait bientôt vaciller tout le “réalisme”de la scène qui nous est proposée.
La Mariée est bien là, entourée désormais des mécanismes devenus visibles, enfin apparus, qui, dans le Verre, n’apparaissaient pas: la chute d’eau et le gaz d’éclairage. Elle-même, au demeurant, a subi un étrange renversement d’apparence, quelque chose comme un doigt de gant qu’on retournerait. Dans le Verre, elle se présentait à l’œil comme une sorte d’écorché, un amas d’organes indescriptibles, un intérieur sans extérieur, des entrailles sans peau – conforme en cela à ce que les théoriciens de la quatrième dimension – de Poincaré à Pawlowski – imaginaient concernant la façon dont notre organisme serait vu par des observateurs quadridimensionnels. En revanche, dans Étant donnés, elle apparaît comme une enveloppe sans intérieur, une carcasse vide, un moule en creux, une coque sans chair, une pellicule, un leurre.
Est-ce à dire qu’elle manque d’entrailles? Non, celles-ci existent. Elle possède des organes, voire des organes qui la désignent comme organisme sexué : ce sont les quatre sculptures érotiques, depuis Not a Shoe (Fig. 7) jusqu’au Coin de chasteté (Fig. 8), qui ont précédé son élaboration, et qui sont, proprement, des moulages de sa carcasse : les “pleins” qui correspondent à son “creux.”
click on images to enlarge
Si la Feuille de vigne femelle (Fig. 9) est, à l’évidence, l’empreinte d’une aine féminine, il est assez aisé d’imaginer que Not a Shoe est une empreinte plus limitée mais plus profonde, à proprement parler, l’empreinte d’une vulve. Et que l’Objet-Dard,(Fig. 10) loin d’être une fantaisie phallique, comme l’avance Arturo Schwarz, est une empreinte encore plus limitée, intime et profonde, d’un organe proprement féminin.(6)
click on images to enlarge
Un jeu se joue donc ici sur le mâle et la femelle d’un moule: si les Moules Mâlics contenaient en
creux la forme pleine des Célibataires, ces moules, qu’on pourrait dire “femâlics”, incarneraient en plein la forme creuse des organes de la Mariée.(7)
Mais plus encore : ce qui est suggéré, c’est qu’il y a réversibilité de ces organes. L’Objet-Dard a, effectivement, une apparence phallique, et le titre dont il se pare le désigne à l’évidence aux fonctions agressives imparties au mâle. Inversement, la Feuille de vigne femelle, objet contondant et massif, photographié sous un certain éclairage qui en inverse les valeurs et fait de ses convexités des concavités, devient, comme sur la couverture du n° 1 duSurréalisme, même, une figure féminine empreinte d’un fort insolite “sex appeal”.
Cette réversibilité des organes, cette structure en doigt de gant retourné qui connote la sexualité, la psychanalyse, on le sait, n’a pas manqué de s’y intéresser. Sander Ferenczi, en particulier, en établissant son fameux parallèle onto- et phylogénétique, a longuement rêvé, sur le fait que pénis et vagin n’étaient qu’un seul et même organe – organe fée, organe Mélusine, ici développé en profondeur, et là en extérieur, selon les besoins de l’espèce.(8)Nous y reviendrons.
Mais allons plus loin ou allons ailleurs : en géométrie. Au tournant du siècle, commencent les principales études sur la topologie (analysis situs). Les mathématiciens se penchent alors sur ces objets étranges que sont le ruban de Möbius et la bouteille de Klein.(Fig. 11)Examinons-les aussi. On sait les étranges particularités du premier. Prenons un ruban de papier. Il possède deux dimensions. Raccordons-le par ses extrémités les plus étroites: on obtient un anneau possédant deux surfaces, une interne et une externe, et deux côtés. Mais si, au lieu de raccorder directement ses deux extrémités, on imprime au ruban une torsion avant de le refermer, on obtient alors un étrange objet qui n’a plus qu’une seule surface et qu’un seul côté volume paradoxal, unisurface et unilatère.(Fig. 12) Imaginons, dans quelqueFlatland à la Abott, un être plat, bidimensionnel, qui cheminerait le long de cet anneau de Möbius : à aucun moment il n’aurait conscience de la troisième dimension à travers laquelle la torsion du ruban a pu se faire.(Fig. 13) Jamais, par conséquent, sa conscience ne pourrait se représenter la forme exacte de cet objet mathématique.
click on images to enlarge
Passons à la bouteille de Klein. Pour dire les choses grossièrement, on dira qu’elle est à l’univers tridimensionnel ce que l’anneau de Möbius est à un univers plat. Reprenons la feuille de papier, raccordons-la cette fois par ses côtés les plus longs, comme une feuille de cigarette qu’on roulerait. On obtient un tube. Raccordons les deux extrémités de ce tube : on obtient un tore. Tout comme dans l’exemple précédent, il possède deux surfaces : une surface interne et une surface externe, un dehors et un dedans. Mais si, là encore, avant d’opérer le raccordement, on fait subir, à travers cette fois la quatrième dimension, une torsion au tube, par analogie à la torsion opérée sur le ruban dans la troisième dimension, on obtiendra un volume paradoxal unisurface et unilatère, n’ayant plus ni dehors ni dedans. Individus tridimensionnels, nous serons incapables de nous représenter la réalité exacte d’un tel volume. Seul un “indigène quadridimensionnel”, pour reprendre les termes de Duchamp lui-même dans À l’infinitif, pourrait saisir avec ses sens la torsion qui retourne un volume de sorte qu’il n’ait plus ni dehors ni dedans, et qui fait d’un corps solide une entité curieuse dans laquelle les notions d’intérieur et d’extérieur, de surface et de profondeur, s’annulent ou s’échangent.
Regardons l’Objet-Dard: ce tube pseudo-phallique se courbe, s’infléchit de façon curieuse ; qu’on prolonge son infléchissement en imagination jusqu’à le faire pénétrer dans l’espèce de racine ou de pédoncule dont il est issu, on obtiendra un volume étrangement semblable à une bouteille de Klein.(9)
On nous accusera d’interpréter? Rappelons ces faits : sur le Verre, la Mariée, projection tridimensionnelle d’une entité quadridimensionnelle, se présente comme un amas d’organes sans surface, une sorte de dedans sans dehors. Dans Étant donnés, à l’inverse, c’est une pellicule sans intérieur, un dehors sans dedans. Rappelons alors cette note de la Boîte verte : “L’intérieur et l’extérieur (pour étendue 4) [c’est-à-dire dans une étendue quadridimensionnelle] peuvent recevoir une semblable identification.” (10)Rappelons enfin que la topologie se développe au début
du siècle, au moment précisément où Duchamp lit Henri Poincaré et s’intéresse à la géométrie
riemannienne… Qu’il n’ait jamais cessé de se passionner pour la topologie, nous en avons un autre témoignage: rencontrant au début des années soixante François Le Lionnais, les premières questions qu’il lui posera seront sur le ruban de Möbius et sur la bouteille de Klein. (11)
Bien plus, l’Objet-Dard nous suggère autre chose: le sexe, envisagé comme coupure, comme division de l’être d’avec lui-même, comme manque, n’est qu’un effet de l’espace tridimensionnel. Que nous soyons affectés tantôt d’un vagin – et l’on est une “femme ” – vierge, mariée, etc. – et tantôt d’un pénis – et l’on est un “homme ” – célibataire, époux, etc. -, cet accident physiologique ne serait jamais que l’effet d’une causalité assurément ironique: celle des lois de la géométrie euclidienne. Dans une étude quadridimensionnelle – lieu de l’accomplissement érotique selon ce qu’en dit Duchamp – vagin et pénis perdraient, à l’instar d’une illusion anamorphotique, tout caractère distinctif. C’est le même objet que tantôt nous verrions comme “mâle” et tantôt comme e femelle”, dans ce parfait renvoi miroirique des corps qui suppose, pour qu’il ait lieu, l’existence d’une quatrième dimension.
click to enlarge
Figure 14
Marcel Duchamp
Couple de tabliers, 1959.
Schwarz a donc raison, en un sens, d’insister sur l’hermaphrodisme comme thème essentiel de l’œuvre de Duchamp. Mais il a tort d’en chercher l’explication du côté des archétypes jungiens et des religions primitives. Le modèle vient des géométries non-euclidiennes et des problèmes soulevés vers 1900 par l’analysis situs. La transexualité, chez Duchamp – son jeu sur le travesti, qui va de Rrose Sélavy jusqu’au (de façon plus mineure mais aussi significative) Couple de tabliers(Fig. 14) (des manchons qui peuvent se retourner comme des doigts de gant) -, est une sorte d’expérience ontologique naïve d’une idéalité mathématique où s’abolit la différenciation sexuelle.
À qui voudra plus loin quêter, on rappellera les analyses tracées par Jacques Lacan dans sonSéminaire à propos de ” la schize du sujet “, de “l’optique des aveugles ” et du “phallus dans le tableau.” (12)
Revenant sur les analyses phénoménologiques de Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible, il rappelle que “ce qui nous fait conscience nous institue du même coup comme Speculum mundi ” et développe ces lignes, en lesquelles irrésistiblement on voit se dresser l’ombre d’Étant donnés: “Le spectacle du monde, en ce sens, nous apparaît comme omnivoyeur. C’est bien là le fantasme que nous trouvons dans la perspective platonicienne, d’un être absolu à qui est transférée la qualité de l’omnivoyant. Au niveau même de l’expérience phénoménale de la contemplation, ce côté omnivoyeur se pointe dans la satisfaction d’une femme à se savoir regardée, à condition qu’on ne le lui montre pas.” (13)
Telle serait cette parfaite circularité du regard, qui transforme le voyeur en objet vu et fait de l’objet vu
le voyeur, qui fait du chasseur le chassé et de celui qui traque celui qui est pris aux rets et aux rais d’un même œil ouvert. (14) Retournement en doigt de gant en lequel la conscience, dit encore Lacan, citant cette fois un poète en plus d’un point proche de Duchamp, “dans son illusion de se voir se voir(15),
trouve son fondement dans la structure retournée du regard.” (16)
Notes
1. Translator’s Note: this is an untranslatable play on words that hinges on the homophonic double meaning of “faucon” (falcon) and “faux con” (false cunt). For further discussion of this
pun, see Craig Adcock’s “Falcon” or “Perroquet”? in http://www.toutfait.com/issues/issue_1/Notes/Faucon. html
2.Poèmes à Lou, “A mon tiercelet,” LXI.
3.Note inédite du carnet de montage d’Étant donnés,”Approximation démontable…”
4.Dans une lettre à Louise et Walter Arensburg en date du 22
juillet 1951.Naumann, Francis M. and Hector Obalk Ludion, eds. Affectionately,Marcel. Ghent-Amsterdam: Ludion Press, 2000. p. 302-303..
5.On sait qu’elle est faite d’une peau de porc..
6.Ma gratitude va à Pontus Hulten pour m’avoir orientévers cette interprétation.
7.Rappelons ici cette note de À l’infinitif: “Par moule, on entend : au point de vue forme et couleur, lenégatif (photographique): au point de vue masse un plan (générateur de la forme de l’objet par parallélisme élémentaire)…” etc. “Sanouillet, Michel and Elmer Peterson, eds. The Writings of Marcel Duchamp. New York: Da Capo Press, 1973. (p. 85). Sanouillet, Michel and Elmer Peterson, eds. The Writings of Marcel Duchamp. New York: Da Capo Press, 1973. (p. 85)
8. In Thalassa, Psychanalyse des origines de la vie sexuelle,1928.
9. Ma gratitude, ici, à Jacqueline Pierre, biologiste, et à Alain Montesse, mathématicien, pour m’avoir soufflé
cette interpretation.
10.Sanouillet, Michel and Elmer Peterson, eds. The Writings of Marcel
Duchamp. New York: Da Capo Press, 1973. (p. 29)
11.Témoignage de François Le Lionnais, octobre 1976.
12.In Les Quatre Concepts fondamenteux de la psychanalyse, Paris,1973, p. 65-84.
13.Op. cit., “La schize de l’œil et du regard,” p.71.
14.Rattachant Étant donnés au mythe d’Artémis et d’Actéon, Octavio Paz est proche de cette interprétation.