Will Go Underground

Neyens, Jean (translated by Kilborne, Sarah Skinner) , 2002/01/01, 2019/05/11
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JEAN NEYENS:Marcel Duchamp, puis-je vous demander de quelle réflexion peut-être sur l’art d’alors ou sur le monde d’alors procédaient vos premières œuvres?
MARCEL DUCHAMP: C’est trés compliqué et complexe parce que, à cinquante ans ou quarante ans de distance, on a un mal de chien à se rappeler comment, dans quelles conditions toutes ces choses-là se sont faites, et surtout que, au moment où elles ont été élaborées, ces choses sont venues pêle-mêle, sans ordre. Il n’y avait pas une sorte de schéma qui dirigeait toute l’organisation et, je vous dis, c’est une chose aprés l’autre qui arrivait sans savoir elle-même qu’elle s’apparentait à une chose précédente ou à une chose future. Et pour nous, quarante ans après, ça fait un tout assez homogène, mais c’est difficile d’expliquer comment c’est venu.
J.N.: Mais si même vous ne nous livrez que la signification que vous attribuez aujourd’hui à votre démarche d’alors, ça n’en est pas plus faux.
MARCEL DUCHAMP: Oui, évidemment, il y a une différence énorme, n’est-ce pas… c’est que… Ia différence énorme est d’ordre… je ne sais pas, pécuniaire, si vous voulez… Quand nous avons fait tout ça dans le groupe des Dada il n’y avait surtout aucune recherche d’en profiter.

Alors ça fait vraiment une différence énorme, parce qu’il n’y avait pas de marchand. Nous n’avons jamais montré nos choses à ce moment-là. Nous ne Ies gardions même pas. Personne ne les connaissait. Personne que nous-mêmes, et même entre nous on en parlait sans y attacher d’importance puisque c’était vraiment en réaction antisociété, n’est-ce pas. Alors, il n’y avait aucune raison que ça prenne une forme quelconque. Et nous ne pensions pas que ça la prendrait jamais.
J.N.: Est-ce que cette réaction contre la société en 1910 était déjà tellement vive? Qu’est-ce qui la motivait?
MARCEL DUCHAMP: Oui, en 1910, c’était moins… déjà… Non… en 1910, c’était déjà l’art abstrait avec Kandinsky, Kupka, Picabia et… Mondrian, qui, eux, ne faisaient que continuer une tradition commencée par Courbet, si vous voulez. Mais ie réalisme de Courbet ensuite s’est transformé en impressionnisme, énsuite en fauvisme, ensuite en cubisme et enfin la dernière formule était l’abstraction, surtout chez Kandinsky et Kupka et Mondrian.

Alors il a fallu attendre la guerre pour arriver à Dada, n’est-ce pas, au dadaïsme, qui était justement plus qu’une réaction d’ordre pictural ou d’ordre artistique, même: c’était une réaction antisociété comme je vous le disais… même pas politique dans le sens politique, ce n’était pas du tout un communisme ou une chose comme ça, c’était une réaction intellectuelle, une réaction cérébrale, presque.
J.N.: Vos ready-made datent-ils d’aprés-guerre, ou d’avant-guerre?


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Bottle Dryer
Figure 1
Marcel Duchamp,
Bottle Dryer, 1914
Pharmacy
Figure 2
Marcel Duchamp,
Pharmacy, 1914

MARCEL DUCHAMP:C’est-à-dire que j’en ai fait un… j’en avais fait un en 1913, par conséquent c’était avant la guerre. Je ne l’appelai pas ready-made à ce moment-là parce que je ne savais pas que c’était un ready-made. Je n’avais fait… j’avais fait simplement une roue qui tourne, une roue de bicyclette qui tourne sur un tabouret, pour le plaisir de la voir tourner. Sans autre idée que de la voir tourner dans mon atelier comme j’aurais eu ce feu-là qui brûle, n’est-ce pas. C’est une chose qui—par le mouvement— m’était… distrayante comprenez-vous, un accompagnement de la vie, mais pas du tout une œuvre d’art dans le sens… ou même une œuvre d’antiart d’aucune sorte. Ensuite j’ai fait le Bottlerack.(Fig.
1)

J.N.: Le Séchoir à bouteilles.
MARCEL DUCHAMP: Le séchoir à bouteilles, qui, lui, n’était pas… qui ne bougeait pas. Donc il y avait du mouvement et du pas-mouvement. Et cependant il y a eu une relation entre les deux choses. Il y a eu aussi d’autres choses encore plus intéressantes à mon avis, c’était de prendre une chose toute faite d’un modèle, c’est-à-dire pour la Pharmacie, (Fig. 2) n’est-ce pas,n’est-ce pas, c’etait un petit paysage de neige fait par je ne sais qui, que j’avais acheté chez un marchand, auquel j’avais ajouté simplement deux points—un rouge et un vert—qui indiquaient les bocaux de pharmacie qu’on voit. Tout ça faisait un paysage de vue dans la neige, n’est-ce pas, en ajoutant ces deux choses qui pourraient et… auraient pu être des lumières de chaumière, étaient en réalité… avaient été transformées en pharmacie, n est-ce pas…

Ensuite à New York en 1915 j’avais fait une pelle à neige qui ne m’intéressait pas du tout spécialement et alors l’intéressant, dans tout ça, ce n’était pas tellement la réaction en soi, mais il y avait aussi l’idée de trouver quelque chose dans ces objets, qui ne soit pas attrayant au point de vue esthétique. La délectation esthétique était exclue. Ça n’était pas comparable à ce qu’on appelle I’«objet trouvé», par exemple. L’objet trouvé est une chose, c’est une forme, soit un bois à trouver sur la gréve ou des choses comme ça, qui ne m’intéressent pas, parce que c’était du domaine encore esthétique, c’est-à-dire… une belle forme, etc. Ça avait été déjà supprimé complètement de mes recherches.
J.N.: Vous ne cherchiez pas à faire rêver en affichant ces formes nouvelles, non ?
MARCEL DUCHAMP: Au contraire, la chose intéressante pour moi était de l’extraire de son domaine pratique ou utilitaire et l’amener dans un domaine complètement… vide, si vous voulez, vide, de tout, vide de tout à un point tel que j’ai parlé d’anesthésie complète pour le faire, comprenez-vous, c’est-à-dire qu’il fallait… ce n’était pas si facile à choisir, quelque chose qui ne vous plaise pas et qui, vous, ne vous plaise pas, comprenez-vous ce que je veux dire par là… non seulement qui ne doit pas vous plaire esthétiquement, mais qui ne devait pas non plus vous déplaire esthétiquement, c’est-à-dire le contraire: le mauvais goût au lieu du bon, ce qui est la même chose, n’est-ce pas. Il n’y a aucune différence entre le bon et le mauvais goût… deux choses aussi peu intéressantes pour moi que—I’un que l’autre, I’une que l’autre.
J.N.: Donc votre entreprise était purement négative à l’époque. Il n’y avait pas du tout, par exemple… I’ambition… d’apprendre à l’œil à admirer ou à…
MARCEL DUCHAMP:
… I’œil…
J.N.: … ou à s’adapter, disons, à des formes nouvelles dans un esprit un peu fonctionnaliste.
MARCEL DUCHAMP:Non, aucunement, aucunement, aucunement. Et c’est pour ça que tous ces ready-made, en somme, sont assez différents l’un de l’autre…tellement différents qu’il n’y a pas, si vous voulez… un air de famille entre eux… Il n’y a aucun air de famille entre cette Pharmacie dont je vous parle et le Séchoir à bouteilles ou la Roue de bicyclette qui tourne! Évidemment on a dit «objets manufacturés». Mais ce n’est pas toujours des objets manufacturés. J’ai même fait une fois pour m’amuser une… Dans un restaurant, je dînais avec des amis à New York, il y avait un grand tableau d’une décoration, qui décorait ce restaurant et qui était complètement ridicule, comme peinture et à tous les points de vue, et je me suis levé, puis j’ai été le signer, comprenez-vous. C’est donc… il y a là encore là… ce ready-made n’était pas manufacturé, il était fait à la main quand même par un autre peintre!… Et même, dans un de mes tableaux, j’avais mis une main qui indique, vous savez, la direction, qu’on emploie dans les établissements publics. J’avais mis cette main, mais que je n’avais pas peinte moi-même. Je l’avais fait peindre par un peintre d’enseignes.
J.N.:
Pourtant, dans le fait d’appeler… une pissotière en faïence…
MARCEL DUCHAMP: … oui oui oui…
J.N.: une fontaine…
MARCEL DUCHAMP: … oui oui…
J.N.: … c’était quand même…


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Fountain
Figure 3
Marcel Duchamp,
Fountain, 1917
(Photograph by
Alfred Stieglitz)
Broken Arm
Figure 4
Marcel Duchamp,
In Advance of
a Broken Arm
, 1915
(Studio photograph)

MARCEL DUCHAMP: … un urinoir, que j’ai appelé Fontaine (Fig. 3) pour le dégager de sa destination utilitaire! L’idée de fontaine…
J.N.: … oui…
MARCEL DUCHAMP: … était complètement ironique, puisqu’il n’y avait même pas de fontaine, mais enfin ce support, et puis alors le titre n’était pas absolument nécessaire, quoique j’ajoutais souvent une phrase… par exemple dans le Séchoir à bouteilles j’avais acheté… ajouté une phrase que je ne me rappelle pas parce que le Séchoir à bouteilles est perdu, a été perdu en 1916, quelque chose comme ça—dans un déménagement—et j’avais écrit une phrase dessus et je ne me la rappelle absolument pas et rien, même aucun mot que je puisse me rappeler.

Mais dans la Pelle à neige j’avais écrit: «En avance du bras cassé», (Fig. 4) tâchant de trouver aussi une phrase qui ne veuille rien dire. Parce que même si ça peut vouloir dire quelque chose… l’avance du bras, «En avance du bras cassé» a un sens vraiment inutile, comprenez-vous, et sans grand intérêt!
J.N.:
Il n’y avait pas du tout d’intention de farce?
MARCEL DUCHAMP: Non plus, non plus! Non, la farce était une gra… pour moi, c’était moi qui… d’autant plus il n’y avait pas de farce puisque personne ne s’en occupait! Il n’y avait pas de public, il n’y avait pas… ce n’était pas présenté au public. Il n’y avait pas du tout de participation du public ou acceptation du public ou même prendre le public à témoin et lui demander ce qu’il en pensait, comprenez-vous… c’est différent dehors tout de même, je vous dis, l’ensemble de toutes ces choses-là était dans un climat où le public n’était pas convié! Il n’y avait pas de public—le public n’était pas convié, n’était pas nécessaire… du tout!
J.N.: Vous n’êtes pas du tout peintre professionnel?
MARCEL DUCHAMP: C’est ce que j’ai voulu éviter toujours, d’être professionnel dans le sens d’être obligé de vivre de sa peinture, ce qui la rend un petit peu quand même… sujette à caution puisque c’est fait… et surtout vous savez ce que c’est que les marchands de tableaux quand ils vous disent «Ah! si vous me faisiez dix paysages dans ce style-là, j’en vendrais autant que vous voudrez». Alors—comme ce n’était pas du tout mon intérêt ou mon amusement, je ne le faisais pas. Je ne faisais rien. Alors c’est pour ça, je suis allé à une conférence. Une table ronde qu’on avait faite à Philadelphie, on m’avait demandé «Où allons-nous?». Moi j’ai simplement dit: «Le grand bonhomme de demain se cachera. Ira sous terre.» En anglais c’est mieux qu’en français—«Will go underground». Il faudra qu’il meure avant d’être connu. Moi, c’est mon avis, s’il y a un bonhomme important d’ici un siècle ou deux—eh bien! il se sera caché toute sa vie pour échapper à l’emprise du marché… complètement mercantile (rire) si j’ose dire.
Figs. 1-4
©2002 Succession Marcel Duchamp, ARS, N.Y./ADAGP, Paris. All
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