GUY VIAU: Marcel Duchamp, quel pouvoir attribuez-vous à l'humour ? MARCEL DUCHAMP: Un grand pouvoir: I'humour était une sorte de sauvetage pour ainsi dire, car jusque-là l'art était une chose tellement sérieuse, tellement pontificale que j'étais trés heureux quand j'ai découvert que je pouvais y introduire l'humour. Et ça a été vraiment une époque de découverte. La découverte de I'humour a été une libération. Et non pas l'humour dans le sens «humoriste» d'humour, «humor» humoristique d'humour. L'humour est une chose beaucoup plus profonde et plus sérieuse et plus difficile à définir. Il ne s'agit pas seulement de rire. Il y a un humour qui est I'humour noir, qui ne rit pas et qui ne pleure pas non plus. Qui est une chose en soi, qui est un nouveau sentiment pour ainsi dire, qui découle de toutes sortes de choses que nous ne pouvons pas analyser par les mots. G.V.: Est-ce qu'il y a une grande part de révolte dans cet humour? MARCEL DUCHAMP: Une grande part de révolte, une grande part de dérision sur le mot sérieux, tout à fait sujet à caution, naturellement. Et c'est seulement par l'humour que vous pouvez en sortir, que vous vous libérez. G.V.: Et en quoi l'humour est-il noir ? MARCEL DUCHAMP: Noir, c'est une façon de parler, puisqu'il fallait donner une couleur. Évidemment il n'y avait pas de couleur plus explicative, parce que noir est le sombre, le sombre de cet humour en fait une chose presque méchante au lieu d'être aimable et dangereuse. C'est presque comme une sorte de dynamite, n'est-ce pas, de l'esprit. Et c'est pour ça qu'on l'a appelé noir. Noir n'a aucun sens, mais c'est un peu comme le drapeau noir de l'anarchie, si vous voulez, des choses comme ça. Le noir généralement a pris ce côté sombre et enterrement qu'on est obligé d'accepter, puis voilà tout. G.V.: Vous avez dit quelque part que la réalité possible s'obtient en distendant un peu les lois physiques et chimiques. Qu'est-ce que vous voulez dire par là? MARCEL DUCHAMP: Par là, c'est simplement l'idée qu'il est facile de croire qu'en frottant une allumette on obtient du feu, enfin que la cause amène l'effet. Mais je trouve que les lois physiques telles qu'elles sont, telles qu'elles nous sont enseignées, ne sont pas forcément la vérité. Nous y croyons ou les expérimentons chaque jour, mais je crois qu'il est possible de considérer l'existence d'un univers où ces lois seraient étendues, changées un tout petit peu, exactement limitées. Et par conséquent on obtient immédiatement des résultats extraordinaires et différents et qui ne sont certainement pas loin de la vérité, parce que, Après tout, tous les cent ans ou tous les deux cents ans un nouveau physicien arrive qui change toutes les lois, n'est-ce pas? Après Newton, il y en a d'autres et même il y en aura d'autres après Einstein, n'est-ce pas, il faut s'attendre à ce changement des lois en question, donc. G.V.: Mais toute votre activité, je pense, a tendu vers ce possible au-delà de l'immédiat? MARCEL DUCHAMP: Sûrement. En tout cas, sans être un scientifique moi-même, on peut avec l'espoir arriver à obtenir des résultats parallèles à l'influence, si vous voulez, dans l'art. Et qui donne des résultats satisfaisants en tout cas... satisfaisants, dans le sens du nouveau de la chose, qui apparaît comme une chose qui n'a jamais été vue avant. Du non-déjà-vu. G.V.: Cela dit, Marcel Duchamp, vous n'en fûtes pas moins au début de votre carrière un impressionniste comme tout le monde. MARCEL DUCHAMP: Oui, absolument comme tous les jeunes. Un homme jeune ne peut pas être un vieil homme, c'est impossible. Il faut passer par la filière des influences. On est obligé d'être influencé et on accepte cette influence très normalement. D'abord on ne s'en rend pas compte. La première chose à savoir: on ne se rend pas compte qu'on est influencé. On croit déjà être libéré et on est loin de l'être! Alors il faut l'accepter et attendre que la libération vienne d'elle-même, si elle doit jamais venir, parce que certaines gens ne l'obtiennent jamais, ne la voient jamais venir. G.V.: Mais on a dit que vous aviez fait ces expériences impressionnistes un peu pour vous prouver que vous pouviez Ies faire... MAPCEL DUCHAMP: Non, non... G.V.: ... comme un tour de force. MARCEL DUCHAMP: Non, je ne crois pas que ce soit exact. Si vous voulez, quand on peint comme un impressionniste à 17 ans ou à 16 ans, on est déjà tellement content de peindre, puisqu'on aime ça, qu'il n'y a pas d'analyse, de self-analyse qui explique pourquoi on fait ceci plutôt que cela et surtout on ne sait jamais ces choses-là que quarante ans après. G.V.: Et qu'est-ce à ce moment-là que la Section d'Or ? MARCEL DUCHAMP: La Section d'Or date déjà de 1912. Ça a été un petit salon qui eut lieu une année seulement, où se sont réunis tous les cubistes de cette époque-là, sauf Picasso et Braque, qui sont restés dans leur coin. Il y avait une sorte, déjà, de scission entre deux groupes de cubistes. Et alors là nous avons fait, grâce, avec Picabia, à mon frère Jacques Villon... toute une exposition de tableaux qui a eu beaucoup de succès, avec Apollinaire. Apollinaire, je crois, a fait une conférence pour présenter les jeunes peintres qui, à ce moment-là, étaient des iconoclastes, comme bien vous pensez. G.V.: Et ce cubisme, est-ce qu'il ne se teintait pas, si je puis dire... d'un peu de futurisme?
MARCEL DUCHAMP: Oui, il y avait une parenté en tout cas. L'époque était faite pour ça. Il y avait une chose un peu différente chez les futuristes, qui était la préoccupation de rendre un mouvement, de rendre le mouvement. D'essayer, si on rend le mouvement, de le rendre d'une façon impressionniste, c'est-à-dire naturaliste, de donner l'illusion du mouvement, ce qui était une erreur en soi, puisqu'on ne rend pas une chose, on ne rend pas le mouvement--d'une façon réaliste--par un tableau statique, n'est ce pas? Ce n'est pas possible. D'où ça a échoué, parce que c'était la continuation de l'idée impressionniste attribuée au mouvement. Tandis que, par exemple, dans mon cas, où j'ai voulu faire la même chose avec le Nu descendant l'escalier, (Fig. 1) c'était un peu différent. Je me rendais très bien compte que je ne pouvais pas rendre l'illusion du mouvement dans un tableau statique. Je me suis donc contenté de faire un état de chose, un état de mouvement, si vous voulez, comme le cinéma le fait, mais sans le déroulement du cinéma comme le film le fait. À superposer l'une sur l'autre. G.V.: Chacune de ses phases? MARCEL DUCHAMP: Chacune de ses phases... indiquée d'une façon complètement graphique et non pas à intention de donner l'illusion du mouvement. G.V.: Et c'est ce Nu descendant l'escalier qui a fait sensation à l'Armory Show en 1913. MARCEL DUCHAMP: C'est cela. G.V.: ... à New York. MARCEL DUCHAMP: Et ça a eu une sorte de succés-scandale qui a été d'ailleurs tel, que beaucoup de gens ont connu le Nu descendant l'escalier soi-disant et ils n'ont jamais connu qui l'avait fait. Et ça ne les intéresse absolument pas de savoir qui était le peintre. Parce que le tableau les intéressait pour le tableau et c'était la seule chose qui les intéressait, de sorte que j'ai été complètement... comment dirais-je... G.V.: ... ignoré. MARCEL DUCHAMP:... ignoré du public, parce que le public connaissait mon œuvre sans savoir qui j'étais ou que j'existais. G.V.: Est-ce que c'est à partir de ce moment-là que vous renoncez plus ou moins à la notion traditionnelle de tableau ? MARCEL DUCHAMP: Oui, c'est vers 1913, vers 1912, et c'est en 1913 que j'ai commencé à douter même de mon cubisme. J'ai commencé à... j'étais probablement trés difficile à satisfaire à ce moment-là, je suppose... Et quand j'ai fait un an ou deux de ces choses-là, j'ai déjà pensé que c'était la fin, que ça ne menait pas trop loin, excepté que ça aurait pu faire beaucoup d'argent peut-être si j'avais continué. Mais alors, j'ai déjà changé d'idée en 1913, et je me suis trouvé engagé dans une autre forme d'expression où la peinture perd de sa priorité, si vous voulez. L'idée pour moi a été, à ce moment-là, de faire intervenir la matière grise en opposition à la rétine. Pour moi la rétine est une chose qui durait déjà depuis Courbet. Avec Courbet et après le Romantisme, toute la série des cent ans de peinture ou d'art plastique était basée sur l'impression rétinienne. G.V.: Pour vous, depuis cent ans c'est donc que la peinture n'était pas uniquement rétinienne. MARCEL DUCHAMP: Non, pas du tout, loin de là, au contraire. Tout ce qui représente la peinture religieuse, la peinture depuis la Renaissance, toute la Renaissance italienne, est entièrement matière grise, si j'ose employer ce terme quand je veux dire par là que l'idée était de glorifier une religion, la religion catholique, le Dieu catholique ou autre, enfin, mais le côté peinture lui-même, le côté rétinien du tableau était très secondaire... plus que secondaire... c'était I'idée qui importait à ce moment-là. Et c'est ce qui est arrivé, ce qui m'est arrivé à ce moment-là en 1912 ou 1913 avec l'idée de vouloir changer ou du moins me débarrasser de l'héritage rétinien des cent dernières années. G.V.: Vous dites à ce moment-là: «Les tableaux ont de la poussière au derrière.» MARCEL DUCHAMP: C'est ce qui m'a fait dire des choses comme ça parce qu'il fallait se débarrasser et obtenir une autre ouverture sur d'autres paysages pour ainsi dire. G.V.: Est-ce à ce moment-là, Marcel Duchamp, qu'intervient Dada? MARCEL DUCHAMP: Non, c'est déjà plus loin. C'est déjà après. Je parle de 1912 et en 1912 quand j'ai déjà élaboré l'idée de la Mariée mise à nu par le céliba... par les célibataires, c'était encore sans teinte de dadaïsme. Il y avait évidemment en germe des choses semblables au dadaïsme, mais ça n'avait pas le caractère organisé d'un mouvement comme le dadaïsme l'a été en 1916, 1917 et 1918. Il y avait déjà des annonces d'un mouvement tel et même dans la Mariée mise à nu par ses célibataires, même il y a des détails ou des développements qui sont du domaine dadaïste. Mais c'était quand même une chose beaucoup plus large d'esprit qu'une chose tendancieuse comme le dadaïsme l'était... Après tout, le dadaïsme était une tendance à se débarrasser d'une façon violente des choses acceptées et admises. Mais là c'était encore une chose personnelle qui me concernait seulement, de faire un tableau ou une œuvre quelconque avec ma responsabilité seule et non pas un manifeste d'ordre général. Après, vers 1916, 1917 en effet, le dadaïsm est intervenu et j'y ai collaboré, parce que ça entrait tout à fait dans mes vues.
G.V.: Alors si vous voulez nous reviendrons au dadaïsme tout à l'heure. J'aimerais bien que vous nous parliez davantage de la Mariée mise à nu par ses Célibataires, même. (Fig. 2) Quelle est la clef de ce tableau? J'ai cru lire d'André Breton qu'il y avait un fil d'Ariane au tableau. MARCEL DUCHAMP: Il n'y a pas un fil d'Ariane, il y a le fait que dès l'abord le tableau n'est pas conçu comme une toile sur laquelle vous mettez de la peinture. Le tableau est comme un morceau de verre. D'abord, il est peint sur verre, sur lequel est en effet peint: de la peinture à l'huile est peinte, mais les formes qui y sont sont d'abord vues avec l'idée de transparence. L'idée de toile disparaît. Pour déjà me satisfaire, me satisfaire dans l'idée que le tableau n'est pas un tableau, c'est-à-dire un châssis avec de la toile dessus et des clous autour. J'ai voulu me débarrasser de ça, qui est une impression physique. Après cela, chaque partie du tableau, de ce verre, avait été préparée minutieusement avec des idées et non pas avec des coups de crayon. Des idées inscrites sur des petits papiers au fur et à mesure qu'elles venaient. Et finalement quelques années après j'ai réuni toutes ces idées dans une boîte qui s'appelle la Boîte verte, et qui sont des petits papiers... découpés ou déchirés, plutôt, que j'ai fait déchirer pour en faire une édition de 300 exemplaires et qui sont dans la même forme que les papiers déchirés originaux et dans lesquels presque toutes les idées qui sont dans ce grand verre sont écrites, ou indiquées, en tout cas. G.V.: Quels sont les principaux protagonistes de Dada à ce moment-là ? MARCEL DUCHAMP: Les premières manifestations de Dada eurent lieu à Zürich en 1916, avec Tzara et Arp et Huelsenbeck et c'est à peu près tout. Et ça a duré deux ou trois ans. Après ça, Tzara est venu à Paris, où il a fait la connaissance de Breton, Aragon... plusieurs autres qui sont devenus les Dada de Paris. La différence est que, à Zürich, il n'y a pas eu vraiment de grande manifestation publique, c'est-à-dire il y avait un Cabaret Voltaire avec des manifestations, mais plus ou moins privées, de cabaret. A Paris, ça a pris une ampleur plus grande et Breton et Aragon ont fait des manifestations dans des salles comme la salle Gaveau, où vraiment le public est venu et en masse avec l'idée de chahuter, pour ainsi dire, trés copieusement. Et d'ailleurs, c'est ce qui a fait toute l'histoire de Dada. Pendant trois ans il y a eu des manifestations différentes dans chacune des grandes salles de Paris, et ça ne s'est terminé que vers 1920, 1922 ou 1923, quand vraiment il y a eu des dissensions internes entre les différents dadaïstes, qui n'étaient plus contents. Chacun voulant être le grand protagoniste, naturellement il y a eu des fâcheries. Ils se sont fâchés et Breton a décidé de commencer une autre chose qui s'appelait le Surréalisme. D'ailleurs le nom «Surréalisme» avait été donné par Apollinauire sans le savoir à une pièce qui s'appelle les Mamelles de Tirésias, donnée pendant la guerre à Paris dans un petit théâtre et ça s'appelait, je crois, Drame surréaliste. Mais en tout cas le mot «Surréalisme» a été... fabriqué par Apollinaire et il ne savait pas que ça allait prendre tellement d'importance, j'en suis sûr, quand il y a pensé. G.V. : Et votre amitié avec Picabia remonte à ce moment-là? MARCEL DUCHAMP: Oh oui! Picabia naturellement était un des grands, a été pour ainsi dire le go-between, il est différent parce qu'il était à New York et nous avons déjà connu Dada en 1916 à New York quand il était ici et ensuite il a quitté New York en 17-18, il est allé à Barcelone. De là, il est allé en Suisse. Il est allé en Suisse où il a fait la connaissance de Tzara. Tzara et lui sont revenus à Paris, se sont liés d'amitié avec Breton et vraiment le mouvement a commencé là. D'ailleurs, c'est ce qui n'a pas été approuvé par les Dada allemands, qui, eux, voulaient en faire une chose complètement politique et d'ordre politique seulement, dans le sens communiste du mot. G.V. : Vous parliez de manifestations Dada. C'était quoi, ces manifestations là ? C'étaient des manifestes, ou quoi? MARCEL DUCHAMP: Non. C'étaient des manifestations théâtrales. Ah non! C'était sur la scène, par exemple dans la salle Gaveau qui n'est pas une scène, mais enfin c'est tout de même la scène où l'orchestre s'assoit pour jouer les concerts. Il y avait des pièces de théâtre fabriquées pour l'occasion par Breton, par Ribemont-Dessaignes, par des gens comme ça, qui étaient jouées avec des décors appropriés, c'est-à-dire des bonnets de coton, des entonnoirs, tout ce qu'il y avait comme fantaisie... imaginative. G.V.: Marcel Ducharnp, qu'est-ce qu'un ready-made ? MARCEL DUCHAMP: Un ready-made (rire), c'est d'abord le mot inventé que j'ai pris pour désigner une œuvre d'art qui n'en est pas une. Autrement dit, qui n'est pas une œuvre faite à la main. Faite par la main de l'artiste. C'est une œuvre d'art qui devient œuvre d'art par le fait que je la déclare ou que l'artiste la déclare œuvre d'art, sans qu'il y ait aucune participation de la main de l'artiste en question pour la faire. Autrement dit, c'est un objet tout fait, l’on trouve, et généralement un objet de métal... plus qu'un tableau en général. G.V.: Voulez-vous donner un exemple d'un ready-made à l'état pur?
MARCEL DUCHAMP: Nous avons... l'urinal, que j'avais exposé aux Indépendants de 1917 à New York et qui est une chose que j'avais achetée simplement chez M. Mutt Works, et que j'avais signé Richard Mutt. (Fig. 3) Et qui a été d'ailleurs refusé par les Indépendants, qui ne sont pas supposés refuser quoi que ce soit. Mais enfin, ils l'ont refusé, ils l'ont jeté derrière une partition et j'ai été obligé de le retrouver après l'exposition pour ne pas le perdre. G.V.: Mais il y a ce que vous appelez des ready-made «aidés». MARCEL DUCHAMP: Alors dans le «ready-made aidé», c'est justement un objet dans le même genre auquel l'artiste ajoute quelque chose comme la moustache à la Joconde, (Fig. 4) qui est une chose ajoutée et qui donne un caractère spécial (rire) à la Joconde, on va dire. G.V.: Est-ce que vous avez pensé à ajouter un titre à ce tableau? MARCEL DUCHAMP: Mais ça, je n'ose pas vous en donner la traduction, même en anglais. (rires) G.V.: Et qu'est-ce qu'un «ready-made réciproque», maintenant? MARCEL DUCHAMP: Un «ready-made réciproque»... ça a été le cas de... ça n'a pas été fait, mais ça aurait pu être fait. C'est de prendre un Rembrandt et de s'en servir comme planche à repasser, n'est-ce pas, c'est réciproque par le fait que le tableau devient le ready-made d'un vrai tableau fait par Rembrandt, qui devient un ready-made pour en repasser les chemises, comprenez-vous? (rires) G.V.: Je pense que vous avez toujours été... un esprit intransigeant, votre œuvre a été rare, cet acte rare, mais vous l'avez réunie dans une espèce de musée portatif...
MARCEL DUCHAMP: Oui, j'avais fait une grande boîte, la Boîte en valise, (Fig. 5) c'est-à-dire une boîte qui était en carton plus ou moins avec toutes les reproductions des choses que j'avais faites, à peu près, tout ce que j'ai pu retrouver en tout cas, et ça ne représente d'ailleurs que 90 ou 95... articles et j'en avais fait faire une reproduction et j'ai... en couleur, en noir et il y a même trois petits ready-made qui sont en dimension réduite de l'original, qui sont la machine à écrire, l'ampoule d'air de Paris que j'avais apportée à mon ami Arensberg comme souvenir. J'avais fait remplir une ampoule, d'air de Paris, c'est-à-dire j'avais simplement fait ouvrir une ampoule et laissé l'air entrer tout seul et fermé l'ampoule et rapporté à New York comme cadeau d'amitié, en tout cas. Et il y a aussi des jeux de mots. G.V.: Je pense que c'est là une de vos spécialités. MARCEL DUCHAMP: Oui, je ne sais pas si vous vous les rappelez... je ne me les rappelle pas toujours par cœur, mais enfin je vais vous en lire un ou deux: «Avez-vous déjà mis la moelle de l'épée dans le poil de l'aimée?» II faut lire très lentement, parce que c'est comme des jeux de mots, il faut... G.V.: (rire) MARCEL DUCHAMP: «Nous estimons les ecchymoses des esquimaux aux mots exquis.» Ça faisait partie des choses qui tournent avec un moteur. Et un autre encore: «Inceste ou passion de famille à coups trop tires.» G.V.: (rire) MARCEL DUCHAMP: Et ensuite: «Moustiques domestiques demi-stock pour la cure d'azote sur la Côte d'Azur.» G.V.: (rire) MARCEL DUCHAMP: Il y en a encore un autre: «Le système métrite par un temps blenorrhagieux.» G.V.: (rire) MARCEL DUCHAMP: Qu'est-ce qu'il y a encore? «Parmi nos articles de quincaillerie paresseuse, Rrose Sélavy et moi recommandons le robinet qui s'arrête de couler quand on ne l'écoute pas.» G.V.: Quelle gentillesse! Et, dites, ce nom de Rrose Sélavy revient souvent dans vos œuvres. Qu'est-ce que ça veut dire, Rrose Sélavy? MARCEL DUCHAMP: En 1920, j'ai décidé que ça ne me suffisait pas d'être un seul individu avec un nom masculin, j'ai voulu changer mon nom pour changer, pour les ready-made surtout, pour faire une autre personnalité de moi-même, comprenez-vous, changer de nom, simplement. Et c'est un... G.V.: Vous parlez de la négation du dadaïsme. Quelle a été l'affirmation surréaliste? Qu'cst-ce que ça a été... MARCEL DUCHAMP: Il y a eu beaucoup de points d'affirmation. Un des points importants, c'est l'importance du rêve. L'importance des poèmes oniriques et le côté freudien aussi, le côté interprétation self-analytique. Quoiqu'ils ne se soient pas complètement sentis élèves de Freud ou disciples de Freud du tout, mais ils se sont servis de Freud. Ils se sont servis de Freud comme un élément pour analyser leur subconscient, en tout cas. G.V.: Et toutes ces œuvres surréalistes dont on a parlé tout à l'heure, est-ce qu'elles avaient, à ce moment-là, une valeur de préfiguration de... MARCEL DUCHAMP: Oui, je crois. Toute œuvre écrite est empreinte d'un peu de surréalisme et toutes les œuvres, même une œuvre visuelle peinte. On sent que le peintre qui l'a faite a vu le surréalisme avant, même s'il l'a refusé, comprenez-vous. G.V.: On a l'impression que le surréalisme a donné une nouvelle orientation tout à fait... trés nette à l'imagination de l'homme contemporain. MARCEL DUCHAMP: Très nette, et je dis... c'est une scission absolue et comme toujours donnée par la littérature et par la peinture ou par les arts, cette scission aura des répercussions dans le monde actuel politique ou autre ou interplanétaire, presque. G.V.: Le fait est que votre activité à vous, Marcel Duchamp, se soit déroulée aux États-Unis... est-ce que ça lui donnait cette activité, une urgence particulière, soit par contraste ou par... MARCEL DUCHAMP: Non, le contraste a été pour moi personnel. La vie aux États-Unis a été beaucoup plus simple qu'en France, ou qu'en Europe. Parce que... il y a un respect de l'individu ici qu'il n'y a pas en Europe. L'individu n'est pas respecté en Europe. On force l'individu à entrer dans une catégorie, soit politique, soit de camarades, soit d'école, soit des choses. Ici vous êtes complètement seul si vous voulez l'être. Et il y a un respect de l'individu qui est remarquable, à mon avis. G.V.: Et vous croyez que cette généreuse liberté... n'est pas compromise ici, qu'elle est sans danger pour l'instant? MARCEL DUCHAMP: Beaucoup moins qu'ailleurs, en tout cas. Chez nous, un homme libre, ici, est un homme presque libre, tandis qu'en Europe il n'y a pas d'homme libre. G.V.: Et vous croyez qu'il peut, qu'il pourre le demeurer longtemps, presque libre? MARCEL DUCHAMP: Probablement. On y reviendra, à l'homme libre, parce que... on ne pourra pas, on ne peut pas devenir des fourmis pour le plaisir de devenir des fourmis.
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